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le monde est un Zombie / le monde est un Zombie [...] nous vivons désormais dans une humanité pour laquelle le « monde » et l’expérience du monde ont perdu toute valeur : rien désormais n’a d’intérêt, si ce n’est le fantôme du monde et la consommation de ce fantôme. Günther Anders1 Le monde est un zombie explore le décalage qui s’est creusé aujourd’hui entre l’homme et sa réalité, là où se révèlent les paradoxes, failles et distorsions des sociétés contemporaines. Exposée au centre Expression, après un premier passage à la Maison des arts de Laval2, l’installation de Simon Bilodeau se présente comme une simulation de notre expérience « fantomatique » du monde, dans son état menaçant de « zombie », de mort-vivant. Elle met en scène un imposant conteneur industriel, que l’artiste a recomposé à partir des morceaux récupérés de la première installation. Avec cette deuxième présentation, le concept de mobilité sur lequel repose le projet acquiert une dimension plus concrète puisque le transport fait maintenant partie intégrante de sa diffusion. Le déplacement physique de l’œuvre implique une adaptation à son lieu d’accueil, ainsi que des modifications structurales et formelles qui excluent d’emblée la possibilité d’une simple copie de l’œuvre originale. Si l’intégrité matérielle du conteneur est préservée, l’apparence et la disposition de celui-ci sont différentes : le blanc des panneaux fait place à un gris foncé, alors que la cargaison d’objets miroitants et le socle sont configurés autrement. Initiant la deuxième phase du projet, soit sa mise en circulation, l’exposition Le monde est un zombie / Le monde est un zombie à Saint-Hyacinthe ouvre une réflexion nouvelle sur les conditions de survivance, de « revenance » et de reproduction de l’œuvre d’art. Tel que conçu au départ, le conteneur fabriqué par Bilodeau reprend la forme et les dimensions standardisées de cet objet générique de l’industrie, lequel est porteur d’une énorme charge symbolique. Cette construction géométrique incarne de prime abord la rationalité de la culture moderne, reflétée partout dans le paysage architectural et les réseaux de transport, voire même dans les modes de présentation muséale, qui n’échappent pas à l’uniformisation idéologique. Or, c’est l’absurdité et le désordre implicites de cette organisation généralisée que le créateur cherche à révéler à travers son simulacre artistique. Pour ce faire, il privilégie des procédés de fabrication artisanaux, dans un refus stratégique des moyens offerts par la machine. Les imperfections et altérations qu’exhibe la structure de bois ramènent l’attention sur la matérialité et l’expérience physique, ce qui constitue un geste de résistance face à la disparition virtuelle du monde annoncée par plusieurs philosophes. Simon Bilodeau considère également les matériaux dans leur dimension sociale et politique. Il interroge la signification, la provenance et le devenir de ceux-ci au regard des opérations qui les font passer de matière première à marchandise, puis à déchet ; un cycle de production répétitif métaphorisé par le lot de « roches » en miroir que transporte le conteneur. La scénographie de l’œuvre évoque l’ordre hégémonique du capitalisme et ses effets déshumanisants, sans pour autant n’être qu’une imitation de celui-ci. Il ne s’agit pas non plus d’une négation de la réalité ni d’une pure fantasmagorie. Fonctionnant de manière dialectique, la proposition critique de Simon Bilodeau mobilise l’imaginaire collectif en créant une « matrice » qui met en relation son propre système esthétique avec les systèmes en place dans le monde réel. On peut alors concevoir Le monde est un zombie comme un « dispositif » au sens où l’entend Giorgio Agamben, à savoir une interface avec la réalité dont le rôle est de contrôler, de modeler et d’orienter les comportements humains, afin de les assujettir à un pouvoir anonyme3. Sur un mode de plus en plus abstrait, Bilodeau transpose ces idées dans les dispositifs de présentation de ses œuvres, cherchant à produire un déséquilibre à l’intérieur du contexte d’exposition. Lorsqu’on fait l’expérience de son installation, on ressent diverses tensions plastiques, dramatisées par des jeux d’éclairage et d’échelle. Le malaise suscité dans la réception résulte aussi des contraintes spatiales que l’artiste impose au spectateur. Par exemple, l’entrée de la grande salle est bloquée partiellement par une épaisse cimaise, alors que dans la petite salle un large bassin rempli de débris de plâtre fait obstacle aux déplacements du corps et fixe une distance plus ou moins confortable pour contempler les tableaux. Simon Bilodeau appuie sa démarche sur un ensemble de stratégies critiques en affinité avec l’esprit cynique et destructeur du dadaïsme. En outre, l’artiste rend en compte l’héritage minimaliste et conceptuel en mettant la notion de « système » au cœur de sa réflexion. Contre l’utopie de l’autonomie esthétique, l’artiste inscrit la logique socio-économique à même les procédés formels (réduction, sérialité, etc.). Sa posture politique s’élabore ainsi à travers un art systémique axé sur des principes déductifs et répétitifs, repérables en particulier dans le volet pictural de son travail. On peut l’observer dans l’ensemble de tableaux disposés sur le mur principal, parallèlement au conteneur. Cet agencement reproduit à une échelle deux fois et demie plus grande celui qui était exposé à Laval, mais les œuvres originales ont disparu pour ne laisser que les encadrés peints autour, comme des auras lumineuses. Repris ici en tant que peintures autonomes, ces motifs de rectangles concentriques – des dégradés de gris allant du plus foncé à l’intérieur vers le blanc du mur – créent l’illusion de trous noirs, comme si les œuvres avaient été absorbées par la structure architecturale. La disparition de la peinture est d’ailleurs une question qui traverse la pratique de Bilodeau, comme le montrent ses réalisations antérieures regroupées dans la pièce du fond. Par ses techniques particulières – accumulation de couches picturales, coulisses, absence de couleur et dissimulation des éléments figuratifs –, le peintre veut neutraliser le rapport de séduction aux images, mais sans que cette désillusion n’élimine complètement la présence du merveilleux. Le dispositif mis en place avec le projet Le monde est un zombie constitue donc une étape charnière dans la recherche de Simon Bilodeau. Ce dispositif ouvert est appelé à se transformer et à voyager dans d’autres lieux, jusqu’à atteindre, peut-être, un état de décomposition complète. Encore incertain, le parcours de l’œuvre n’est pas pensé comme une histoire cohérente, mais comme une série d’expérimentations qui participent au devenir inquiétant de cet univers de contradictions.

Katrie Chagnon Commissaire de l’exposition Katrie Chagnon est doctorante en histoire de l’art à l’Université de Montréal, en cotutelle avec l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent sur les enjeux contemporains de la phénoménologie dans les théories de l’art. Elle publie régulièrement des articles sur l’art actuel dans les revues esse, ESPACE et art press et collabore avec plusieurs galeries et centres d’exposition pour la production de textes et de catalogues. Depuis 2011, elle siège au comité de rédaction de la revue esse. Notes 1. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, trad. de l’allemand par Christophe David, Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances et Éditions Ivrea, 2002 [1956], p. 15-16. 2. L’exposition Le monde est un zombie à la Maison des arts de Laval a eu lieu du 19 février au 17 avril 2011. Voir la publication réalisée à cette occasion pour un approfondissement conceptuel du projet. 3. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2007, p. 31. L’auteur fait référence aux idées développées par Michel Foucault dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975

English

Simon Bilodeau: The World is a Zombie/The World is a Zombie

[T]oday we live in a humanity for which the “world” and the experience of the world have lost all their value: now, nothing is of interest if it is not the ghost of the world and the consumption of this ghost.
Günther Anders

Le monde est un zombie explores the gap that has grown up today between ourselves and reality, a gap which reveals the paradoxes, fault lines and distortions of contemporary society. Simon Bilodeau’s installation, being presented at Expression after initially being exhibited at the Maison des arts in Laval, is a simulation of our “ghostly” experience of the world in its threatening “zombie-like” or living-dead state. It features a giant industrial container which Bilodeau has reconstituted out of pieces recuperated from the first exhibition. In this second presentation, the concept on which the project rests, mobility, takes on a more concrete aspect, because transportation is now an integral part of it. The physical relocation of the work involved adapting it to its host site, in addition to structural and formal modifications which precluded from the outset simply copying the original work. While the material integrity of the container has been preserved, its appearance and the way it has been placed in the site have changed: the white panels have become dark grey, and the base and cargo of shimmering objects have been configured differently. The exhibition of Le monde est un zombie/le monde est un zombie in Saint-Hyacinthe inaugurates the second phase of the project, that of putting it into circulation, and introduces new ways of thinking about conditions of survival, of “coming back” and of reproducing artworks.

Like the original object, the container Bilodeau has produced has the standardised shape and dimensions of this generic industrial object, with its huge symbolic meaning. These geometric structures embody, first of all, the rationality of modern culture, seen everywhere in our architectural landscape and transportation networks—even in the way works of art are exhibited in museums, which do not elude ideological uniformity. It is the implicit absurdity and disorder of this generalised organisation that Bilodeau seeks to bring out with his artistic simulation. To do so, he employs artisanal means of production, strategically rejecting the resources offered by machines. The imperfections and alterations seen in the wooden structure draw our attention to its materiality and our physical experience of it, itself a gesture of resistance against the virtual disappearance of the world announced by numerous philosophers. Bilodeau also examines the social and political dimension of his materials, exploring their meaning, provenance and transformation with respect to the actions which take them from the state of raw material to that of merchandise and then refuse, a repetitive production cycle made metaphorical by the load of reflected “rocks” being transported by the container.

The staging of the work evokes capitalism’s hegemony and its dehumanising effects, without at the same time imitating capitalism in any way. Neither is the work a negation of reality, or pure phantasmagoria. Functioning dialectically, Bilodeau’s critical project mobilises the collective imagination by creating a “matrix” which places its own aesthetic system in relation with the systems of the real world. We might thus think of Le monde est un zombie as an “apparatus” (dispositif), in the sense the term is used by Giorgio Agamben: as an interface with reality whose role is to control, govern and orient human behaviour in order to subject it to anonymous power. Bilodeau, in increasingly abstract ways, transposes these ideas into the presentation “apparatuses” of his work in an attempt to create disequilibrium in the exhibition setting. When we experience his installation, we sense a variety of tensions in the plasticity of the work, tensions dramatised by the lighting and scale. The unease we feel is the result also of the spatial constraints the artist imposes on the viewer. The entrance to the large gallery, for example, is partially blocked by a deep partition, while in the small gallery a wide basin is filled with bits of plaster, obstructing our movements and establishing a slightly uncomfortable distance from which to contemplate the paintings.

Bilodeau’s project is buttressed by a range of critical strategies close in spirit to the cynical and destructive tenor of dada. He also incorporates the heritage of Minimalism and Conceptualism by placing the concept “system” front and centre. Against the utopia of aesthetic autonomy, Bilodeau inscribes socio-economic logic onto formal techniques (reduction, seriality, etc.). His political attitude thus develops out of a systemic art based on deductive and repetitive principles, something that can be seen in his paintings in particular.

This is visible in the group of paintings on the main wall, parallel to the container. The scale is two and a half times larger than that of the Laval exhibition, but here the original works have disappeared, leaving only the painted frames, like luminous auras. These motifs of concentric grey rectangles—darkest at their centre and shading off to the white of the wall—appear here as autonomous paintings, creating the illusion of black holes, as if the works had been absorbed by the building itself. The disappearance of paintings is, moreover, something that runs through Bilodeau’s work, as seen in his earlier pieces in the room at the rear of the gallery. By means of his own particular techniques—the accumulation of layers of paint, grooves, the lack of colour and the dissimulation of figurative elements—Bilodeau seeks to neutralise the seductiveness of the images, without this disillusion eliminating completely the presence of the marvellous.

Le monde est un zombie is thus a pivotal moment in Simon Bilodeau’s artistic trajectory. This open apparatus will be called upon to change and travel to other places before reaching, perhaps, a state of complete decomposition. The work’s still-uncertain path is not conceived as a coherent history but as a series of experiments which contribute to the troubling future of our world of contradictions.

Katrie Chagnon
Exhibition Curator
Translated by Timothy Barnard